“Notre exposition de Finlande alla à Stockholm pendant un mois, au Moderna Musset dont le directeur était Pontus Hulten. Ici, nous avions trente structures sonores. Le dimanche, avec les enfants, le bruit était infernal. Pontus Hulten me dit que les gardiens souffraient terriblement des oreilles. Je me proposais pour les remplacer. Me voici donc gardien de cette grande salle. Il y avait un monde considérable frappant, battant, frottant nos structures. Dans un coin je remarquais un groupe de huit énormes et superbes Suédois. Comme ils ne jouaient pas, ce qui était anormal, je leur demandais : - Vous ne jouez pas ? - Non. - Alors vous écoutez ? - Non. - Alors, que faites-vous ? - Nous regardons. - Vous regardez quoi ? - Nous regardons les gens. C'est la première fois que nous voyons tant de Suédois heureux sans être ivres !” S’il existe encore des preuves que joie et technicité peuvent être intimement liées, le travail des frères Baschet en est une toute particulière. Alors que la technique est souvent vue comme un moyen de réaliser une tâche, leur recherche se penche sur liens que sculpture et ingénierie entretiennent. Elle montre ainsi les terrains fertiles de l’emploi de la technique à des fins ludiques et jubilatoires.
Les Structures Sonores Baschet sont des dispositifs musicaux conçus par deux frères, François (ingénieur) et Bernard Baschet (sculpteur). Sortes de machines mises à nues, elles s’utilisent en les frappant, en les frottant, en les agitant ou en les grattant. Leur expérimentation s’effectue par une panoplie de gestes qu’il est laissé à l’utilisateur l’opportunité de tester. Sans capotage, la technique vient se confronter directement à notre perception qui imagine des modes d’interactions. Sans mode d’emploi, ces structures proposent une nouvelle forme de jeu régi par la spontanéité. Il n’est plus question d’une musique écrite mais d’une relation sensitive à la machine. Dans cette mouvance, ils redéfinissent au milieu des années 1960 ce qu’est pour eux un instrument de musique selon quatre axes. Ils formulent ainsi le concept de Structure Sonore :
- un élément donnant une vibration périodique ;
- une forme d’énergie pour activer le vibrateur ;
- un dispositif permettant d’évoluer au sein de la gamme ;
- un amplificateur de son.
Cette définition questionne directement le statut et le système de fonctionnement d’un instrument, visant à ne plus s’appeler comme tel, mais bien à orienter leur travail vers celui de structures vivantes. Le Cristal Baschet, mis au point en 1952, est l’un des premiers instruments qui met en pratique ce développement théorique.
Ici, les éléments de vibrations périodiques sont la tige métallique et son plongeoir. L'énergie est créée par le glissement des mains humides le long des tiges de verre. La gamme est obtenue par les différentes longueurs des tiges en acier et l’amplification du son se fait par des cônes de différents matériaux (acier, carton, polyester ou époxy). Son jeu instinctif, assez jouissif, génère une esthétique sonore cristalline vibrante, tant par le son que par les sensations tactiles qu’il procure. Rien n'empêche son utilisateur de frapper, de triturer et de frotter n’importe quelle autre partie de l’instrument pour apporter un éventail de sons plus large. Si les mains sont les outils principaux pour l’activer, des baguettes et des archets sont mis à disposition à “La Grange”, pour repousser les limites de cet outil-structure.
Ces structures sont pensées à la fois pour produire une variété de sons mais également pour leur portée plastique et sculpturale. Si nous prenons le cas des quatorze structures de l’Instrumentarium, il est assez clair que ces structures ont été pensées tant pour la palette des sonorités possibles que pour la joie formelle qui s’en dégage. Par l’emploi de couleurs vives – presque signalétiques – ces objets de taille modeste invitent à être employés comme des outils robustes, loin des canons esthétiques auxquels nous habituent les instruments classiques. C’est par un rafraîchissement des univers sonores et gestuels, que les frères Baschet ont dépoussiéré l’esthétique des instruments, puisant notamment leur référence dans l’abstraction picturale. Leur travail évoque ainsi, avec une quinzaine années d’avance, le Design Radical italien de la fin des années 1960.
C’est également une autre approche de la musique que promeut cet Instrumentarium. Non pas par une logique faite de notes, mais par une approche de la matière sonore brute. Ce décalage avec l’apprentissage classique de la musique explique le succès pédagogique auprès d’enfants lors formats sensibilisant ces derniers au monde des sons. L’ouverture de ces machines, tant sur le plan formel que conceptuel, excite les sens d’une nouvelle manière : en convoquant conjointement le toucher, l'ouïe et la vue. Ensemble, elles formulent une pédagogie par le geste et la liberté : en somme, le laisser faire.
Si ces structures peuvent être utilisées par tous, il faut souligner la longue histoire, en terme de recherche musicale qui existe dans le travail des deux frères Baschet. Alors que la musique électronique fait son apparition dans les mêmes années, ils décident d’exclure l’électronique de leur travail. Cette démarche ne leur empêchera pas de travailler auprès de l’ORTF (Office de radiodiffusion-télévision française) et du très expérimental GRM (Groupe de Recherche Musicale) dont Bernard Baschet prendra la direction de 1964 à 1966. Il travaillera notamment à l’enregistrement de sons qui constitueront la base de l’essai théorique Traitée des objets musicaux de Pierre Schaeffer, ingénieur et compositeur, père de la musique concrète et électroacoustique.
François et Bernard Baschet n’étaient pas musiciens, mais sculpteurs. Leur production, au delà de sa plasticité, avait une fonction. C’est ainsi que ces sculptures ne sont plus uniquement sculptures, mais également outils. Que ce soit les Daft Punk, Ryuichi Sakamoto, Yvonne et Jacques Lasry, Tom Waits, Gorillaz, Ravi Shankar, Jean-Michel Jarre ou encore François Bayle, les structures Baschet figurent comme des références pour les musiciens en quête de textures sonores innovantes. Certains usages dépassent la question du son : la recherche formelle des deux frères a également intéressé le monde du cinéma, comme dans le film Qui êtes-vous, Polly Maggoo ?. On peut y voir Dorothy McGohan vêtue d’une robe en tôles de métal cintrées, imaginées pour “recréer la femme de l’âge nucléaire” par le couturier-mécano fictionnel Isidore Ducasse.
La réflexion apportée sur la forme, mais aussi sur l’usage, change la perception et l’utilisation de leurs pièces. Alors que les musées de l’époque respectent la philosophie du “ne pas toucher”, les deux frères installent des écriteaux “Prière de jouer et de toucher” au sein de leurs expositions, au grand dam des gardiens ! Ils proposent ainsi une production artistique manipulable, par une synthèse “des formes, des sons, et de la participation du public”.
Le travail des frères Baschet questionne le statut d’instrument, et par là même, celui de créateur. Définis comme sculpteurs ou facteurs d’instruments, leur pratique se rapproche de celle d’un designer, bien qu’elle ne sache s’y restreindre. Que ce soit par l’échelle de leurs interventions publiques, leur investissement dans l’univers pédagogique, l’emploi de leurs structures en tant qu’outils ; la dénomination de leur pratique plurielle ne saurait être totalement englobée. C’est avant tout l’image du chercheur qui définit au plus proche leur démarche globale :
“Nous ressentons profondément d'être essentiellement tout cela : chercheurs, musiciens, sculpteurs, poètes, mais aussi artisans et metteurs en scène. C'est là notre travail quotidien. Musiciens, nous le sommes, puisque nous sommes exécutants et jouons en concert. Sculpteurs, puisqu'avec nos mains nous mettons en forme des tôles, nous assemblons du fer, des métaux. Poètes, puisque nous essayons de créer du « merveilleux », un univers de lumière, de formes et de sons. Artisans, puisque nous construisons de nos mains des instruments de musique en nous référant à notre sensorialité. Metteurs en scène, puisque nous avons monté des spectacles où rentrent la musique, le jeu de la lumière, les formes, avec la participation d'acteurs, de danseurs..”