Les boîtes de nuit peuvent être définies comme des espaces festifs, opposés au quotidien. C’est avant l’espace, un moment collectif sonore et social, de "lâcher prise". Ce sont également des lieux techniques définissables pas leur système : lumières motorisées, machines à fumée, lasers, haut-parleurs, écrans LEDs... avant tout présents pour générer des effets participant à la transe collective. Catharine Rossi, historienne du design, nous parle des liens unissant clubs et esthétique technique.
Units Research Review : Comment avez-vous débuté vos recherches sur les boîtes de nuit ?
Catharine Rossi : Je suis une historienne du design et je m'intéresse beaucoup au design et à l'architecture italienne, en particulier aux histoires qui n'ont jamais été racontées auparavant. Il y a quelques années, je suis tombée sur une photo d'une piste de danse dans une boîte de nuit italienne où des architectes faisaient pousser des légumes à l'intérieur. J'ai été intriguée par cette photo et, grâce à mes recherches, j'ai découvert que cet endroit s'appelait Space Electronic, un club conçu par le Gruppo 9999 (Giorgio Birelli, Carlo Caldini, Fabrizio Fiumi et Paolo Galli) qui a ouvert ses portes en 1969 à Florence. Cette boîte de nuit m'a fascinée car elle est pensée par des architectes associés à la démarche de Design Radical. Ces architectes n'ont pas l'habitude de construire quoi que ce soit ; leur travail consistait plutôt à expérimenter avec des images, des maquettes, des expositions et des films, mais avec Space Electronic il était clair qu'ils créaient cette fois-ci un bâtiment : une boîte de nuit. C'est à travers ce genre d'histoire cachée des discothèques, en tant qu'espaces d'expérimentations architecturales, que j'ai abordé ce sujet pour la première fois.
U.R.R : Pourriez-vous nous expliquer comment la boîte de nuit est devenue un sujet de recherche en design et en architecture, notamment sur les questions d’espace et d’esthétique ?
C.R : Je vois la boîte de nuit comme un type d'architecture très particulier. Dans les années 1960 - 1970, il y avait un nouveau type d'espace, fait de lumières et de sons artificiels, où les gens venaient la nuit pour danser ensemble. Ces lieux sont apparus avec l'essor des nouvelles technologies, de la nouvelle culture des jeunes et de la musique de l'après-guerre. Les gens sortent depuis des siècles, et il y a eu des espaces tels que les clubs de jazz et les salles de danse, mais la différence des boîtes de nuit est l'utilisation de la technologie pour créer un nouveau type d'espace. Les architectes ont été attirés par la nouveauté de celui-ci ; il n'y avait pas de règles, ce qui les a amenés à expérimenter. Les architectes et les designers y voyaient un lieu caché, principalement animé la nuit, qui offrait une nouvelle expression de la liberté.
U.R.R : Vous décrivez le club Haçienda comme un “théâtre au style industriel”, pouvez-vous nous éclairer sur la provenance de cette esthétique et sur les intentions des designers Ben Kelly et Peter Saville ?
C.R : Quand je dis que c’est industriel, c'est tout à fait intentionnel au vu des références employées par Ben Kelly. Par exemple, il a introduit des bornes avec des bandes noires et jaunes autour de la piste de danse, ainsi que des catadioptres conçus pour les autoroutes. Le but était de mettre le langage visuel des artefacts industriels à l'intérieur du club. C'était aussi un théâtre dans la boîte de nuit, tout le monde devient une sorte d’acteur, et dans l’Haçienda, vous pouvez voir qu'ils ont utilisé des éclairages issus du milieu du théâtre. Cette esthétique est également issue de Factory Records, le label de musique à l'origine de l’Haçienda. Ce label est né à Manchester, berceau de l'industrie en Grande-Bretagne, qui était une ville post-industrielle en déclin au moment de l'ouverture du club.
Si l'on regarde d'autres espaces, avec par exemple la scène rave des années 1980-1990, la philosophie consistait ici à occuper des espaces industriels tels que des usines ou des entrepôts avec un minimum de traitement (lumières, projections, musique) pour les transformer en club le temps d’une nuit. Si nous regardons d’autres espaces comme le Tresor à Berlin, c'est l'utilisation grossière de béton, de barres métalliques dans un contexte post-industriel qui participe à l'intérêt de ces lieux. Ces espaces sont en accord avec la musique, qui est elle-même assez industrielle avec par exemple la Hard Techno ou la scène Gabber : il semble très adéquat d'avoir un espace hard quand on écoute de la musique hard.
U.R.R : Pouvez-vous expliquer comment les systèmes techniques des clubs sont pensés pour favoriser l’interaction sociale et la transe collective ?
C.R : Pour penser historiquement, les boîtes de nuit sont dépendantes de l'électrification de nos villes, s'il n'y a pas d'électricité, nous ne pouvons pas créer d’environnements artificiels. La boîte de nuit est une version plus extrême de la façon dont la technologie a permis notre existence moderne. La boîte de nuit utilise le potentiel de la technologie pour transformer nos expériences à un degré incroyable. Une des citations que j'aime beaucoup est celle de Simon Reynolds dans le livre Energy Flash, où l'auteur parle de la musique rave et la qualifie de "chargée affectivement". Je considère les technologies tels que l'éclairage, les projecteurs et les haut-parleurs comme des machines qui justement, créent cette "charge affective".
U.R.R : Comment voyez-vous le développement actuel des boîtes de nuit ? Sont-elles encore des clubs ?
C.R : Au Royaume-Uni, entre 2005 et 2016, plus de la moitié des boîtes de nuit ont fermé. Aujourd'hui, l'accent est davantage mis sur les festivals ou encore sur les raves de jour, ce que propose par exemple le club phare Printworks. Des clubs comme l'Oval Space, dans l'est de Londres, proposent d'autres activités tels que des expositions ou des espaces de co-working : le club n'est plus seulement un club, c'est désormais un espace multifonctionnel, notamment dû aux coûts des locations d'espaces à Londres.
Je pense qu’une des ouvertures de club parmi les plus intéressantes est celle du Joséphine au Théâtre du Châtelet à Paris, qui a ouvert ses portes en 2019. En 2017, Ben Kelly et Virgil Abloh ont conçu à Londres une exposition intitulée "Ruin" qui présentait une sorte de boîte de nuit délabrée. Ce qui est intéressant, c'est que cette boîte de nuit en ruine est aujourd'hui devenue le club Joséphine, à l'intérieur d'un ancien théâtre. C'est comme une métaphore de ce qui est arrivé aux boîtes de nuit : quoi qu'il arrive, la culture des clubs revient toujours.
U.R.R : Vous comparez les boîtes de nuit à des boîtes noires : pouvez vous nous éclairer sur cette image que nous voyons la plupart du temps comme un “système ou dispositif complexe dont le fonctionnement interne est caché ou difficile à comprendre” ?
C.R : Les boîtes de nuit sont souvent des boîtes noires, ce qui permet à l'espace de disparaître lorsque la technologie est activée ; lorsque vous êtes dans le moment, à 3 heures du matin, vous n'êtes pas censé voir l'architecture ou la technologie qui produit l'atmosphère, mais juste en ressentir l'effet. L'architecture des boîtes de nuit et la technologie sont toutes deux assez opaques dans ce sens ; nous ressentons l'effet, mais nous ne voyons pas comment cela se produit.