Nicolas Nova, dans son texte Où est passé le futur nous offre un aperçu de l'effondrement des imaginaires générés par la science-fiction, qui réitère systématiquement les mêmes fantasmes technologiques. Alors que certains ingénieurs et autres concepteurs s’acharnent à faire vivre ces visions au sein de notre quotidien, certains architectes, artistes et designers ont produit des visions alternatives, anticipant par là même le design fiction. Dans cette optique, Units Research Review a proposé quatre images libres de commentaires à Nicolas Nova, nous éclairant sur ces artefacts, qu’ils soient fictifs, critiques, plastiques, ou réels.
Le Futurama est pour moi l'un des dispositifs de projection spéculative pionniers de l'ère moderne. Cette installation gigantesque permettait d’observer un urbanisme futuriste depuis une cabine située au-dessus de la maquette, tel un avant-poste du présent tourné vers l’avenir. Tours dirigées vers le ciel, autoroutes urbaines sur lesquelles défilent le ballet des voitures qui vont de domiciles en bureaux, d’usines en lieux de loisirs. La capacité de Bel Geddes et Kahn à matérialiser les imaginaires potentiels, à les mettre en scène de manière convaincante est à la fois saisissante et désarmante.
C'est également un projet qui m'intéresse par comparaison avec d'autres représentations de la ville de demain marquante – je pense notamment aux plans de Le Corbusier ou de Tony Garnier. Cette espèce de maquette munie d'un espace de contemplation qu'est le Futurama est tout simplement géniale pour l'époque et d'autant plus importante qu'elle a été commanditée par une entreprise telle que General Motors. Ce projet témoigne au fond de la façon dont les compétences des designers peuvent être employées pour décrire une vision en déclinant des imaginaires de l’avenir sous une forme tangible et populaire. Tout concourait à donner l’impression aux participants d’être les témoins privilégiés du monde de demain : la maquette colossale proposée, la scénographie avant-gardiste, et le commentaire audio pédagogique donnaient un caractère immédiatement accessible à ce dispositif. On pourrait dire que ce projet préfigure la notion de design spéculatif et de design fiction, mais il se passe bien d'un regard critique, comme si l'imaginaire qu'il véhiculait était indiscutable. C'est d'autant plus fascinant qu'il est concomitant de la naissance de la littérature de science-fiction quelques années plus tôt.
J'aimerais me balader dans les coulisses, j'aimerai écouter les discussions, m'immiscer dans les débats ou saisir les rêveries suscitées par cette immense maquette... de ce que l'on sait être aujourd'hui une catastrophe. Or, les imaginaires véhiculées semblent si accrocheurs qu'on les retrouve encore dans les publicités automobiles, avec ces images de gratte-ciel et de villes sans vie humaine.
Ce projet de Pichier est peu connu, même si l'image circule sur les réseaux de temps en temps. C'est dommage car c'est un parfait exemple d'objet conceptuel et provocateur. Le simple fait de créer ce tube, d'y ajouter ce boitier-téléviseur et, surtout, de photographier des gens portant cet appareillage, lui a permis de mettre en scène avec ironie et réalisme la possibilité de s'isoler dans sa bulle médiatique et informationnelle. C'est un objet de science-fiction, sans son film, un artefact qui accentue les possibilités techniques d'une époque en les intégrant dans un appareil étrange mais tout à fait logique. J'aime bien montrer ce projet à mes étudiant.e.s, surtout pour leur montrer l'époque : comment dès la fin des années 1960, artistes, designers, et architectes se sont employés à proposer une critique des techniques avec l'usage de formes diverses, de l'objet à l'exposition. Pichier, comme beaucoup d'autres artistes, a su anticiper les conséquences et les trajectoires possibles des media de l'époque. C'est quelque chose que l'on retrouve dans le design spéculatif depuis une vingtaine d'années. Ce qui m'amuse aussi avec ce projet, c'est qu'il est certes prescient sur le constat (le chacun sa bulle), mais qu'il n'y avait nullement besoin d'avoir de dispositif d'enfermement aussi fermé ; de ce point de vue là, Pichier anticipe moins les casques de réalité virtuelle que les smartphones. Ce TV Helmet c'est l'objet du flux, de l'isolation dans une surstimulation invisible depuis l'extérieur.
Je pense que l'appareil du test Voight-Kampff employé par les Blade Runners est le dispositif de fiction qui m'a le plus préparé à comprendre le test de Turing, à saisir l'idée d'une instrument pour distinguer une machine d'un être humain. Ce système n'est que vaguement lié à la proposition du mathématicien anglais de test d’intelligence artificielle fondée sur la faculté d'une machine à imiter la conversation humaine, mais il poursuit cette logique en l'associant à celui d'un détecteur de mensonge au format curieux et à l'usage pour le moins subtile. Car il ne s'agit pas uniquement d'enregistrer des paramètres corporels, mais de mesurer la cohérence générale de la réponse empathique du suspect, via un échange verbal très complexe.
Cela fait partie de ces objets "diégétiques" qui m'ont marqué enfant, au même titre que l'interface de tir des T-65B X-wing starfighter de Star Wars IV ou la protoculture dans le dessin animé Robotech. Je me rappelle avoir été fasciné par le mélange d'aspect high-tech et son caractère finalement assez rudimentaire et fragile. Dans le monde crasseux et humide du film, cet instrument ma paraissait à la fois dépassé et terriblement à propos, je crois que j'ai toujours le même avis aujourd'hui. Cet appareil est d'ailleurs si fascinant que plusieurs designers (et apprenti designers) se sont employé à le reproduire et le réinventer. C'est là aussi quelque chose de fascinant, comme si l'on pouvait suivre la circulation de cette machine fictive du livre au film, du film à des projets d'école de design puis dans des musées, avec à chaque fois des nuances et des nuances sur ce que cet objet exprime. C'est au fond un bon exemple d'artefact fictif qui a développé une vie propre, et qui en retour sert métaphoriquement pour produire une critique sociale des technologies numériques et de leur caractère potentiellement dystopique.
Malgré mes études initiales en sciences naturelles, la physique quantique, et par extension l'informatique quantique, est un domaine qui m'échappe complètement. Conceptuellement d'abord, mais matériellement aussi. La logique a l'air séduisante, et je vois bien ce qui paraît attrayant là-dedans : la référence quasi poétique à l'infiniment petit, la rupture avec une physique "classique"... il y a tout pour plaire là-dedans. Mais cela me laisse personnellement de marbre. C'est pour cette raison que je suis toujours emprunté quand je tombe sur des projets de ce genre. D'autant plus quand l'esthétique de l'objet est aussi léchée que la seconde image. On se croirait face au monolithe de 2001 L'Odyssée de l'Espace puisque rien ne permet de comprendre ce qu'est, ou ce que fait cette machine. Cela donne presque l'impression d'une farce, comme si cet objet avait été conçu comme décor d'une production de science-fiction hollywoodienne. Or, comme on s'en rend compte sur l'image du dessus, la réalité du projet semble plus concrète, avec toute cette tuyauterie et cette supervision humaine qui vient faire fonctionner ce bidon blanc. Ce n'est pas un hasard si cet ensemble a été conçu par un studio d'architecte d'intérieur, associé à une entreprise de scénographie haut de gamme pour musées. Tout dans ce projet, son nom, son apparence et la théorie physique sur laquelle il repose, respire le mystère, et donc la projection symbolique qui enthousiasme beaucoup de chercheurs et leurs observateurs. Mais à force de tellement jouer cette carte, on en vient à se demander ce que cette machine fait vraiment et si sa puissance de calcul ne serait pas sa seule force. Sans doute sa place est véritablement dans un musée ? Ma vision de l'informatique du futur est à l'opposée, le même bidon en métal mais rempli de carte mères récupérées dans la rue et à la décharge, des câbles multicolores abîmés par des rongeurs, et l'équipe de maintenance qui gère le tout avec du chewing gum et un ThinkPad 240 de 1999, quand IBM ne les avait pas encore vendu à Lenovo.