Technical Pop

Date

details

La musique électronique entretient, comme chaque genre musical, un lien étroit entre technicité et production artistique. Jean-Yves Leloup, écrivain, artiste sonore et commissaire d’exposition nous éclaire sur les imaginaires que véhicule cette culture populaire apparue au milieu des années 1980.

Units Research Review : Quel était l’objectif de l’exposition Electro : de Kraftwerk à Daft Punk présentée en 2019 à la philharmonie de Paris dont vous étiez le commissaire ?

Jean-Yves Leloup : L’objectif de cette exposition était de montrer les intersections de la musique électronique avec certaines formes d’art et d’expressions visuelles. L’idée était de faire une exposition sur une expression sonore dite populaire, non pas sous une forme historique, mais de créer un parcours, une expérience esthétique comme l’était la fête, ou la rave party, à l’origine.

U.R.R : La première partie de cette exposition, Man & Woman Machine présentait un ensemble d’instruments électroniques complexes, pouvez-vous nous éclairer sur le choix d’exposer ces machines à un public non-expert ?

J-Y.L : L’un des angles importants de cette exposition était celui des imaginaires. Cet imaginaire de la technologie, de la science-fiction et de la relation de l’homme à la machine a rassemblé les premiers artistes de la culture électronique. 

Le titre de cette partie de l’exposition était tirée de l’album Man Machine (1978) de Kraftwerk. Le concept de Man Machine est une fusion harmonieuse de l’humain et de la machine, qui, dans l’esprit de Ralf Hütter, fondateur du groupe, peut autant être le vélo que la “machine humaine”.

Les instruments ont étés choisis pour leur design et leurs innovations. Par exemple, nous avions un synthétiseur très rare, le Triadex, sans importance spéciale dans l’histoire de la musique mais qui par sa forme traduisait une quête d’esthétique, de beauté et de rigueur. Un autre instrument que nous avons sélectionné : la Croix Sonore, symbolise l’idée d’une foi, d’une spiritualité en l’innovation et en un futur plein de promesse. La question du futurisme et du design était très présente, notamment par la traduction technique d’imaginaires esthétiques et philosophiques.

Nicolaj Obuhov, Jean-François Dusailly, Michel Billaudot, Croix Sonore, France, 1926 (prototype), 1934 (version améliorée)

Nous n’étions pas là pour faire le tri entre les instruments les plus importants mais pour témoigner des imaginaires qui peuvent se dégager au travers de machines et d’instruments. À partir de là n’importe quel public peut se reconnaître dans ces invariants esthétiques que l’on connaît depuis le début du cinéma de science-fiction, ce sont des instruments qui peuvent parler à un vaste public. 

U.R.R : Quelle est l’origine de la différenciation entre instrument et machine ? Quelles relations les artistes électroniques entretiennent-ils avec eux ?

J.Y.L : La différence majeure entre l’instrument et la machine se joue au regard de l’autonomie. Un instrument dit classique sollicite constamment son utilisateur, la machine au contraire fonctionne sur des automatisations.

Cette autonomie fait naître une sorte d’émerveillement, ceux qui pratiquent par exemple les synthétiseurs modulaires parlent beaucoup de cette forme d’émerveillement qu’ils ont  face à des sons produits par une machine qui est difficile à pleinement contrôler. Le musicien est alors comme une sorte de canalisateur de ces flux d'énergies entre les différents modules : l’idée de machine traduit cette forme de vie interne canalisable par un musicien.

Edward Fredkin, Marvin Minsky, Triadex Muse Patent US3610801A, États-Unis, 1972

U.R.R : Ces machines techniques deviennent-elles alors des sortes de fétiches pour les musiciens ?

J.Y.L : Pour certains oui, et notamment par l’abondance de représentations de ces machines au sein des imaginaires de la musique électronique. On retrouve également des collectionneurs de machines, ou encore des fétichistes de certains sons analogiques issus des synthétiseurs produits avant la fin des années 1980. Ces personnes ont une approche du son qui traduit une fascination plutôt que celui d’un désir réel de composition.  Ce rapport fétichiste du collectionneur à son instrument pourrait sûrement trouver une explication grâce à la psychanalyse…

Si l’on reprend l’exemple de Kraftwerk, la technologie était un élément très important dans leur musique. On trouve des chansons sur le téléphone, la calculatrice, les premiers réseaux informatiques, le train, l’autoroute… Ils sont très attachés à une forme de poésie du quotidien technologique, à des innovations rapidement acceptées par leurs utilisateurs. Ce n’est pas pour autant une célébration du futur et de la technique mais plutôt un témoignage au présent de notre rapport à la machine.

Kraftwerk, Trans Europe Express, Kling Klang Label, Allemagne, 1977

U.R.R : Et qu’en est-il de l’emploi de sonorités métalliques, industrielles et mécaniques ?

J.Y.L : Ces sonorités proviennent d’un intérêt des artistes pour la machinerie, la beauté de l’industrie mécanique, de la machine-outil, elle même figurée et célébrée dès les avant-garde des années 1930. Certains films visionnaires comme l’Homme à la caméra montrent très bien cette fascination pour la pureté des formes et la puissance de la machine. La technologie intéresse les artistes au travers de la révolution industrielle du début du XXè siècle avec au premier plan la musique bruitiste et industrielle présentée dans le manifeste L’Art des bruits de Luigi Russolo.

Dziga Vertov, LHomme à la caméra, Studio Dovjenko VUFKU Productions, Union Soviétique, 1929
Dziga Vertov, L'Homme à la caméra, Studio Dovjenko VUFKU Productions, Union Soviétique, 1929

L’arrivée des premiers synthétiseurs à la fin des années 1960, comme les Moog, permettent de générer des  sonorités proches de l’imaginaire de la machine-outil comme des bruits blancs, des fréquences et des connexions entre modules qui produisent des textures industrielles et timbrales. Ces sons peuvent être séquencés, répétés en boucle, ajoutant par là même une inspiration mécanique à la structure rythmique des morceaux.

C’est aussi un imaginaire qui dépasse celui du son pour aller vers celui de l’espace notamment avec la culture de la rave et de la “warehouse” (entrepôt) où les fêtes prennent lieu dans des hangars abandonnés, que la ville de Berlin incarne par ailleurs bien au travers du Berghain ou du Kraftwerk qui abrite le Tresor. Cet imaginaire berlinois de conquête de lieux industriels désaffectés juxtaposé à la Techno Industrielle, conjugue espace et sons en une même dynamique esthétique.

U.R.R : Vous évoquez dans votre ouvrage Digital Magma un lien étroit entre la rave party et l’utopie, pouvez-vous nous expliquer ses fondements et son rapport à la technique ?

J.Y.L : C’est entre 1987 et 1995 que l’utopie rave se formalise. C’est la communion d’une génération autour d’une musique qui incarne un futur possible. La cyberculture et la chute des dictatures formulent alors une conjoncture relativement optimiste. Parallèlement, la consommation du MDMA génère une prise de conscience euphorique liée à l’émergence de la scène techno. C’est une utopie de sensations partagées, le temps d’une nuit, qui s’amalgame avec une réflexion politique sur la liberté, la tolérance, la gratuité notamment à travers l’émergence des TAZ : Zone Autonome Temporaires. De nos jours, cette utopie  s’incarne aussi à travers le concept de “safe space” et des questions de genre qui traversent l’ensemble de notre société, ainsi qu’au travers d’une recherche d’équité entre les sexes et d’une nouvelle libération de la sexualité.

Ces dernières années cette utopie s’incarne aussi de manière plus pratique, la fête devient une forme d’expression, une synthèse idéale, avec par exemple l'émergence de collectifs, d’associations, de communautés et de tiers-lieux.

Quand j’étais raveur et clubber, la question de la technologie faisait partie de l’imaginaire commun : nouvelle musique, nouvelles machines, nouvelles drogues, émergence de la cyberculture underground. Ceux qui vivent la fête aujourd'hui au-delà d’un simple plaisir du samedi soir sont des gens qui ont un rapport plus ambivalent avec la technologie, ayant conscience de ses défauts et de ses dérives.

High Times Magazine, Electronic Drugs, n°154, New-York, Juin 1988

U.R.R : L’occupation de l’espace et de la scène lors de tels évènements voit l’apparition de plus en plus de vidéo projections synchronisées à la musique, pouvez-vous nous parler de ce phénomène et de ses possibles perspectives ?

J.Y.L : Au croisement des années 1990 et 2000, on a vu apparaître une nouvelle forme de lives, dénommés parfois live A/V ou lives audiovisuels, notamment chez des artistes comme Carsten Nicolaï, Ryoji Ikeda, ou plus tard chez Ryoichi Kurokawa, des artistes issus de l’art contemporain comme de la musique électronique, donc plutôt issus des avant-gardes. Ces performances ont bien sûr été dynamisées par l’apparition de puissants ordinateur portables, à la même époque.

Depuis, leur pratique et leur dynamique se sont dispersées dans le champs de la dance-music, notamment à travers les scénographies de 1024 Architecture, UVA (United Visual Artists)  ou Antivj. Jusqu’à ce que s’impose une esthétique abstraite et géométrique. Même si l’abstraction visuelle produit de très belles choses, c’est un langage qui s’épuise à l’évidence depuis quelques années. Il y a d’autres formes à imaginer. Je pense que dans une optique de renouvellement du live audiovisuel, il faut travailler sur de nouvelles scénographies, le rapport au corps, au comédien, au danseur et à l’auditoire.

UVA (United Visual Artists), Benjamin Millepied, Alessandro Sartori, Dansers Opera Ballet Vlaanderen, Bach Studies, Anvers, Belgique, 2019

Nous avons récemment travaillé avec le designer Laurent Massaloux sur un projet dénommé L’Écouteur, un dispositif  proche du salon de musique, conçu pour une vingtaine de personnes et destiné à des lieux d’arts, avec un travail particulier sur le confort physique et d’écoute permettant une découverte de pièces sonores expérimentales ou “difficiles”. La position des corps des auditeurs créé une forme de sculpture sociale intéressante. Les questions du confort d’écoute et du confort du corps de l’auditeur sont pour moi primordiales. Ce sont certaines de mes grandes pistes de réflexion aujourd’hui. Comme je le dis souvent : il faut inventer de nouveaux moyens d’écouter de la musique, ensemble. 

Jean-Yves Leloup & Laurent Massaloux, L'Écouteur, Commande du CNAP, France, 2014

Units Research Review : Quel était l’objectif de l’exposition Electro : de Kraftwerk à Daft Punk présentée en 2019 à la philharmonie de Paris dont vous étiez le commissaire ?

Jean-Yves Leloup : L’objectif de cette exposition était de montrer les intersections de la musique électronique avec certaines formes d’art et d’expressions visuelles. L’idée était de faire une exposition sur une expression sonore dite populaire, non pas sous une forme historique, mais de créer un parcours, une expérience esthétique comme l’était la fête, ou la rave party, à l’origine.

U.R.R : La première partie de cette exposition, Man & Woman Machine présentait un ensemble d’instruments électroniques complexes, pouvez-vous nous éclairer sur le choix d’exposer ces machines à un public non-expert ?

J-Y.L : L’un des angles importants de cette exposition était celui des imaginaires. Cet imaginaire de la technologie, de la science-fiction et de la relation de l’homme à la machine a rassemblé les premiers artistes de la culture électronique. 

Le titre de cette partie de l’exposition était tirée de l’album Man Machine (1978) de Kraftwerk. Le concept de Man Machine est une fusion harmonieuse de l’humain et de la machine, qui, dans l’esprit de Ralf Hütter, fondateur du groupe, peut autant être le vélo que la “machine humaine”.

Les instruments ont étés choisis pour leur design et leurs innovations. Par exemple, nous avions un synthétiseur très rare, le Triadex, sans importance spéciale dans l’histoire de la musique mais qui par sa forme traduisait une quête d’esthétique, de beauté et de rigueur. Un autre instrument que nous avons sélectionné : la Croix Sonore, symbolise l’idée d’une foi, d’une spiritualité en l’innovation et en un futur plein de promesse. La question du futurisme et du design était très présente, notamment par la traduction technique d’imaginaires esthétiques et philosophiques.

Nicolaj Obuhov, Jean-François Dusailly, Michel Billaudot, Croix Sonore, France, 1926 (prototype), 1934 (version améliorée)

Nous n’étions pas là pour faire le tri entre les instruments les plus importants mais pour témoigner des imaginaires qui peuvent se dégager au travers de machines et d’instruments. À partir de là n’importe quel public peut se reconnaître dans ces invariants esthétiques que l’on connaît depuis le début du cinéma de science-fiction, ce sont des instruments qui peuvent parler à un vaste public. 

U.R.R : Quelle est l’origine de la différenciation entre instrument et machine ? Quelles relations les artistes électroniques entretiennent-ils avec eux ?

J.Y.L : La différence majeure entre l’instrument et la machine se joue au regard de l’autonomie. Un instrument dit classique sollicite constamment son utilisateur, la machine au contraire fonctionne sur des automatisations.

Cette autonomie fait naître une sorte d’émerveillement, ceux qui pratiquent par exemple les synthétiseurs modulaires parlent beaucoup de cette forme d’émerveillement qu’ils ont  face à des sons produits par une machine qui est difficile à pleinement contrôler. Le musicien est alors comme une sorte de canalisateur de ces flux d'énergies entre les différents modules : l’idée de machine traduit cette forme de vie interne canalisable par un musicien.

Edward Fredkin, Marvin Minsky, Triadex Muse Patent US3610801A, États-Unis, 1972

U.R.R : Ces machines techniques deviennent-elles alors des sortes de fétiches pour les musiciens ?

J.Y.L : Pour certains oui, et notamment par l’abondance de représentations de ces machines au sein des imaginaires de la musique électronique. On retrouve également des collectionneurs de machines, ou encore des fétichistes de certains sons analogiques issus des synthétiseurs produits avant la fin des années 1980. Ces personnes ont une approche du son qui traduit une fascination plutôt que celui d’un désir réel de composition.  Ce rapport fétichiste du collectionneur à son instrument pourrait sûrement trouver une explication grâce à la psychanalyse…

Si l’on reprend l’exemple de Kraftwerk, la technologie était un élément très important dans leur musique. On trouve des chansons sur le téléphone, la calculatrice, les premiers réseaux informatiques, le train, l’autoroute… Ils sont très attachés à une forme de poésie du quotidien technologique, à des innovations rapidement acceptées par leurs utilisateurs. Ce n’est pas pour autant une célébration du futur et de la technique mais plutôt un témoignage au présent de notre rapport à la machine.

Kraftwerk, Trans Europe Express, Kling Klang Label, Allemagne, 1977

U.R.R : Et qu’en est-il de l’emploi de sonorités métalliques, industrielles et mécaniques ?

J.Y.L : Ces sonorités proviennent d’un intérêt des artistes pour la machinerie, la beauté de l’industrie mécanique, de la machine-outil, elle même figurée et célébrée dès les avant-garde des années 1930. Certains films visionnaires comme l’Homme à la caméra montrent très bien cette fascination pour la pureté des formes et la puissance de la machine. La technologie intéresse les artistes au travers de la révolution industrielle du début du XXè siècle avec au premier plan la musique bruitiste et industrielle présentée dans le manifeste L’Art des bruits de Luigi Russolo.

Dziga Vertov, LHomme à la caméra, Studio Dovjenko VUFKU Productions, Union Soviétique, 1929
Dziga Vertov, L'Homme à la caméra, Studio Dovjenko VUFKU Productions, Union Soviétique, 1929

L’arrivée des premiers synthétiseurs à la fin des années 1960, comme les Moog, permettent de générer des  sonorités proches de l’imaginaire de la machine-outil comme des bruits blancs, des fréquences et des connexions entre modules qui produisent des textures industrielles et timbrales. Ces sons peuvent être séquencés, répétés en boucle, ajoutant par là même une inspiration mécanique à la structure rythmique des morceaux.

C’est aussi un imaginaire qui dépasse celui du son pour aller vers celui de l’espace notamment avec la culture de la rave et de la “warehouse” (entrepôt) où les fêtes prennent lieu dans des hangars abandonnés, que la ville de Berlin incarne par ailleurs bien au travers du Berghain ou du Kraftwerk qui abrite le Tresor. Cet imaginaire berlinois de conquête de lieux industriels désaffectés juxtaposé à la Techno Industrielle, conjugue espace et sons en une même dynamique esthétique.

U.R.R : Vous évoquez dans votre ouvrage Digital Magma un lien étroit entre la rave party et l’utopie, pouvez-vous nous expliquer ses fondements et son rapport à la technique ?

J.Y.L : C’est entre 1987 et 1995 que l’utopie rave se formalise. C’est la communion d’une génération autour d’une musique qui incarne un futur possible. La cyberculture et la chute des dictatures formulent alors une conjoncture relativement optimiste. Parallèlement, la consommation du MDMA génère une prise de conscience euphorique liée à l’émergence de la scène techno. C’est une utopie de sensations partagées, le temps d’une nuit, qui s’amalgame avec une réflexion politique sur la liberté, la tolérance, la gratuité notamment à travers l’émergence des TAZ : Zone Autonome Temporaires. De nos jours, cette utopie  s’incarne aussi à travers le concept de “safe space” et des questions de genre qui traversent l’ensemble de notre société, ainsi qu’au travers d’une recherche d’équité entre les sexes et d’une nouvelle libération de la sexualité.

Ces dernières années cette utopie s’incarne aussi de manière plus pratique, la fête devient une forme d’expression, une synthèse idéale, avec par exemple l'émergence de collectifs, d’associations, de communautés et de tiers-lieux.

Quand j’étais raveur et clubber, la question de la technologie faisait partie de l’imaginaire commun : nouvelle musique, nouvelles machines, nouvelles drogues, émergence de la cyberculture underground. Ceux qui vivent la fête aujourd'hui au-delà d’un simple plaisir du samedi soir sont des gens qui ont un rapport plus ambivalent avec la technologie, ayant conscience de ses défauts et de ses dérives.

High Times Magazine, Electronic Drugs, n°154, New-York, Juin 1988

U.R.R : L’occupation de l’espace et de la scène lors de tels évènements voit l’apparition de plus en plus de vidéo projections synchronisées à la musique, pouvez-vous nous parler de ce phénomène et de ses possibles perspectives ?

J.Y.L : Au croisement des années 1990 et 2000, on a vu apparaître une nouvelle forme de lives, dénommés parfois live A/V ou lives audiovisuels, notamment chez des artistes comme Carsten Nicolaï, Ryoji Ikeda, ou plus tard chez Ryoichi Kurokawa, des artistes issus de l’art contemporain comme de la musique électronique, donc plutôt issus des avant-gardes. Ces performances ont bien sûr été dynamisées par l’apparition de puissants ordinateur portables, à la même époque.

Depuis, leur pratique et leur dynamique se sont dispersées dans le champs de la dance-music, notamment à travers les scénographies de 1024 Architecture, UVA (United Visual Artists)  ou Antivj. Jusqu’à ce que s’impose une esthétique abstraite et géométrique. Même si l’abstraction visuelle produit de très belles choses, c’est un langage qui s’épuise à l’évidence depuis quelques années. Il y a d’autres formes à imaginer. Je pense que dans une optique de renouvellement du live audiovisuel, il faut travailler sur de nouvelles scénographies, le rapport au corps, au comédien, au danseur et à l’auditoire.

UVA (United Visual Artists), Benjamin Millepied, Alessandro Sartori, Dansers Opera Ballet Vlaanderen, Bach Studies, Anvers, Belgique, 2019

Nous avons récemment travaillé avec le designer Laurent Massaloux sur un projet dénommé L’Écouteur, un dispositif  proche du salon de musique, conçu pour une vingtaine de personnes et destiné à des lieux d’arts, avec un travail particulier sur le confort physique et d’écoute permettant une découverte de pièces sonores expérimentales ou “difficiles”. La position des corps des auditeurs créé une forme de sculpture sociale intéressante. Les questions du confort d’écoute et du confort du corps de l’auditeur sont pour moi primordiales. Ce sont certaines de mes grandes pistes de réflexion aujourd’hui. Comme je le dis souvent : il faut inventer de nouveaux moyens d’écouter de la musique, ensemble. 

Jean-Yves Leloup & Laurent Massaloux, L'Écouteur, Commande du CNAP, France, 2014
Technical Pop

Technical Pop

Discussion avec Jean-Yves Leloup

Publications

URR#1

NoEnglish

La musique électronique entretient, comme chaque genre musical, un lien étroit entre technicité et production artistique. Jean-Yves Leloup, écrivain, artiste sonore et commissaire d’exposition nous éclaire sur les imaginaires que véhicule cette culture populaire apparue au milieu des années 1980.

Units Research Review : Quel était l’objectif de l’exposition Electro : de Kraftwerk à Daft Punk présentée en 2019 à la philharmonie de Paris dont vous étiez le commissaire ?

Jean-Yves Leloup : L’objectif de cette exposition était de montrer les intersections de la musique électronique avec certaines formes d’art et d’expressions visuelles. L’idée était de faire une exposition sur une expression sonore dite populaire, non pas sous une forme historique, mais de créer un parcours, une expérience esthétique comme l’était la fête, ou la rave party, à l’origine.

U.R.R : La première partie de cette exposition, Man & Woman Machine présentait un ensemble d’instruments électroniques complexes, pouvez-vous nous éclairer sur le choix d’exposer ces machines à un public non-expert ?

J-Y.L : L’un des angles importants de cette exposition était celui des imaginaires. Cet imaginaire de la technologie, de la science-fiction et de la relation de l’homme à la machine a rassemblé les premiers artistes de la culture électronique. 

Le titre de cette partie de l’exposition était tirée de l’album Man Machine (1978) de Kraftwerk. Le concept de Man Machine est une fusion harmonieuse de l’humain et de la machine, qui, dans l’esprit de Ralf Hütter, fondateur du groupe, peut autant être le vélo que la “machine humaine”.

Les instruments ont étés choisis pour leur design et leurs innovations. Par exemple, nous avions un synthétiseur très rare, le Triadex, sans importance spéciale dans l’histoire de la musique mais qui par sa forme traduisait une quête d’esthétique, de beauté et de rigueur. Un autre instrument que nous avons sélectionné : la Croix Sonore, symbolise l’idée d’une foi, d’une spiritualité en l’innovation et en un futur plein de promesse. La question du futurisme et du design était très présente, notamment par la traduction technique d’imaginaires esthétiques et philosophiques.

Nicolaj Obuhov, Jean-François Dusailly, Michel Billaudot, Croix Sonore, France, 1926 (prototype), 1934 (version améliorée)

Nous n’étions pas là pour faire le tri entre les instruments les plus importants mais pour témoigner des imaginaires qui peuvent se dégager au travers de machines et d’instruments. À partir de là n’importe quel public peut se reconnaître dans ces invariants esthétiques que l’on connaît depuis le début du cinéma de science-fiction, ce sont des instruments qui peuvent parler à un vaste public. 

U.R.R : Quelle est l’origine de la différenciation entre instrument et machine ? Quelles relations les artistes électroniques entretiennent-ils avec eux ?

J.Y.L : La différence majeure entre l’instrument et la machine se joue au regard de l’autonomie. Un instrument dit classique sollicite constamment son utilisateur, la machine au contraire fonctionne sur des automatisations.

Cette autonomie fait naître une sorte d’émerveillement, ceux qui pratiquent par exemple les synthétiseurs modulaires parlent beaucoup de cette forme d’émerveillement qu’ils ont  face à des sons produits par une machine qui est difficile à pleinement contrôler. Le musicien est alors comme une sorte de canalisateur de ces flux d'énergies entre les différents modules : l’idée de machine traduit cette forme de vie interne canalisable par un musicien.

Edward Fredkin, Marvin Minsky, Triadex Muse Patent US3610801A, États-Unis, 1972

U.R.R : Ces machines techniques deviennent-elles alors des sortes de fétiches pour les musiciens ?

J.Y.L : Pour certains oui, et notamment par l’abondance de représentations de ces machines au sein des imaginaires de la musique électronique. On retrouve également des collectionneurs de machines, ou encore des fétichistes de certains sons analogiques issus des synthétiseurs produits avant la fin des années 1980. Ces personnes ont une approche du son qui traduit une fascination plutôt que celui d’un désir réel de composition.  Ce rapport fétichiste du collectionneur à son instrument pourrait sûrement trouver une explication grâce à la psychanalyse…

Si l’on reprend l’exemple de Kraftwerk, la technologie était un élément très important dans leur musique. On trouve des chansons sur le téléphone, la calculatrice, les premiers réseaux informatiques, le train, l’autoroute… Ils sont très attachés à une forme de poésie du quotidien technologique, à des innovations rapidement acceptées par leurs utilisateurs. Ce n’est pas pour autant une célébration du futur et de la technique mais plutôt un témoignage au présent de notre rapport à la machine.

Kraftwerk, Trans Europe Express, Kling Klang Label, Allemagne, 1977

U.R.R : Et qu’en est-il de l’emploi de sonorités métalliques, industrielles et mécaniques ?

J.Y.L : Ces sonorités proviennent d’un intérêt des artistes pour la machinerie, la beauté de l’industrie mécanique, de la machine-outil, elle même figurée et célébrée dès les avant-garde des années 1930. Certains films visionnaires comme l’Homme à la caméra montrent très bien cette fascination pour la pureté des formes et la puissance de la machine. La technologie intéresse les artistes au travers de la révolution industrielle du début du XXè siècle avec au premier plan la musique bruitiste et industrielle présentée dans le manifeste L’Art des bruits de Luigi Russolo.

Dziga Vertov, LHomme à la caméra, Studio Dovjenko VUFKU Productions, Union Soviétique, 1929
Dziga Vertov, L'Homme à la caméra, Studio Dovjenko VUFKU Productions, Union Soviétique, 1929

L’arrivée des premiers synthétiseurs à la fin des années 1960, comme les Moog, permettent de générer des  sonorités proches de l’imaginaire de la machine-outil comme des bruits blancs, des fréquences et des connexions entre modules qui produisent des textures industrielles et timbrales. Ces sons peuvent être séquencés, répétés en boucle, ajoutant par là même une inspiration mécanique à la structure rythmique des morceaux.

C’est aussi un imaginaire qui dépasse celui du son pour aller vers celui de l’espace notamment avec la culture de la rave et de la “warehouse” (entrepôt) où les fêtes prennent lieu dans des hangars abandonnés, que la ville de Berlin incarne par ailleurs bien au travers du Berghain ou du Kraftwerk qui abrite le Tresor. Cet imaginaire berlinois de conquête de lieux industriels désaffectés juxtaposé à la Techno Industrielle, conjugue espace et sons en une même dynamique esthétique.

U.R.R : Vous évoquez dans votre ouvrage Digital Magma un lien étroit entre la rave party et l’utopie, pouvez-vous nous expliquer ses fondements et son rapport à la technique ?

J.Y.L : C’est entre 1987 et 1995 que l’utopie rave se formalise. C’est la communion d’une génération autour d’une musique qui incarne un futur possible. La cyberculture et la chute des dictatures formulent alors une conjoncture relativement optimiste. Parallèlement, la consommation du MDMA génère une prise de conscience euphorique liée à l’émergence de la scène techno. C’est une utopie de sensations partagées, le temps d’une nuit, qui s’amalgame avec une réflexion politique sur la liberté, la tolérance, la gratuité notamment à travers l’émergence des TAZ : Zone Autonome Temporaires. De nos jours, cette utopie  s’incarne aussi à travers le concept de “safe space” et des questions de genre qui traversent l’ensemble de notre société, ainsi qu’au travers d’une recherche d’équité entre les sexes et d’une nouvelle libération de la sexualité.

Ces dernières années cette utopie s’incarne aussi de manière plus pratique, la fête devient une forme d’expression, une synthèse idéale, avec par exemple l'émergence de collectifs, d’associations, de communautés et de tiers-lieux.

Quand j’étais raveur et clubber, la question de la technologie faisait partie de l’imaginaire commun : nouvelle musique, nouvelles machines, nouvelles drogues, émergence de la cyberculture underground. Ceux qui vivent la fête aujourd'hui au-delà d’un simple plaisir du samedi soir sont des gens qui ont un rapport plus ambivalent avec la technologie, ayant conscience de ses défauts et de ses dérives.

High Times Magazine, Electronic Drugs, n°154, New-York, Juin 1988

U.R.R : L’occupation de l’espace et de la scène lors de tels évènements voit l’apparition de plus en plus de vidéo projections synchronisées à la musique, pouvez-vous nous parler de ce phénomène et de ses possibles perspectives ?

J.Y.L : Au croisement des années 1990 et 2000, on a vu apparaître une nouvelle forme de lives, dénommés parfois live A/V ou lives audiovisuels, notamment chez des artistes comme Carsten Nicolaï, Ryoji Ikeda, ou plus tard chez Ryoichi Kurokawa, des artistes issus de l’art contemporain comme de la musique électronique, donc plutôt issus des avant-gardes. Ces performances ont bien sûr été dynamisées par l’apparition de puissants ordinateur portables, à la même époque.

Depuis, leur pratique et leur dynamique se sont dispersées dans le champs de la dance-music, notamment à travers les scénographies de 1024 Architecture, UVA (United Visual Artists)  ou Antivj. Jusqu’à ce que s’impose une esthétique abstraite et géométrique. Même si l’abstraction visuelle produit de très belles choses, c’est un langage qui s’épuise à l’évidence depuis quelques années. Il y a d’autres formes à imaginer. Je pense que dans une optique de renouvellement du live audiovisuel, il faut travailler sur de nouvelles scénographies, le rapport au corps, au comédien, au danseur et à l’auditoire.

UVA (United Visual Artists), Benjamin Millepied, Alessandro Sartori, Dansers Opera Ballet Vlaanderen, Bach Studies, Anvers, Belgique, 2019

Nous avons récemment travaillé avec le designer Laurent Massaloux sur un projet dénommé L’Écouteur, un dispositif  proche du salon de musique, conçu pour une vingtaine de personnes et destiné à des lieux d’arts, avec un travail particulier sur le confort physique et d’écoute permettant une découverte de pièces sonores expérimentales ou “difficiles”. La position des corps des auditeurs créé une forme de sculpture sociale intéressante. Les questions du confort d’écoute et du confort du corps de l’auditeur sont pour moi primordiales. Ce sont certaines de mes grandes pistes de réflexion aujourd’hui. Comme je le dis souvent : il faut inventer de nouveaux moyens d’écouter de la musique, ensemble. 

Jean-Yves Leloup & Laurent Massaloux, L'Écouteur, Commande du CNAP, France, 2014
No items found.

Jean-Yves Leloup

Artiste sonore, DJ, journaliste en presse écrite et radiophonique, critique, enseignant et commissaire d’expositions, Jean-Yves Leloup fût l’un des témoins privilégiés de l’émergence du mouvement électronique en France, dont il se fît l’écho à travers articles et émissions de Radio (« Happy Hour », « Audio », « Global Techno Magazine »), tout en menant en parallèle de nombreux projets dans l’univers de l’art contemporain comme Audiolab (avec les designers Laurent Massaloux, Patrick Jouin et les Frères Bouroullec), L’Écouteur (commande publique du Centre National des Arts Plastiques), les expos Global Techno et Electrosound (à la Fondation EDF), sans oublier le duo d’artistes sonores Radiomentale. Au cours de ces vingt-cinq dernières années, ses articles et ses reportages, consacrés à la musique, au son, à l’art contemporain et aux arts numériques ont été publiés dans Libération, Actuel, Libération, Le Magazine Littéraire, Tsugi, Daily-Red Bull Music Academy, Trax, Remix, L’Affiche, Epok, Crash ou Le Journal des Arts. Ses émissions de radio, chroniques, reportages, créations sonores et interviews ont été diffusées sur Radio FG, Radio Nova, Radio Grenouille, France Musique et France Culture. Récemment commissaire de l’exposition Electro : de Kraftwerk à Daft Punk à la Philharmonie de Paris, il a aussi été le co-commissaire de l’exposition ElectroSound à la Fondation EDF en 2016 et de la série des expos Global Techno depuis 1995 (dont La Biosphère Numérique lors de La Beauté à Avignon pour les célébrations de l’an 2000). Il est l’auteur de cinq ouvrages : Electro : de Kraftwerk à Daft Punk (catalogue de l’exposition, Textuel, 2019), Techno 100 (Le Mot Et Le Reste, 2018), ElectroSound : machines, musiques et culture (Le Mot Et Le Reste, 2016, ouvrage collectif dont il a assuré la direction), Musique Non-Stop (Le Mot Et Le Reste, 2015), Global Techno (Camion Blanc, 1999, Scali, 2008, Grand Prix de Littérature Musicale de l’Académie Charles Cros), Digital Magma (Sternberg Press, 2006, Scali, 2007, Le Mot Et Le Reste, 2012), ainsi que d’un ouvrage hypermédia , La musique électronique, accessible gratuitement et en ligne, dans la collection Les Basiques du site Olats.org

Client

Year

SCope & deliverables

Our work

Units Research Review : Quel était l’objectif de l’exposition Electro : de Kraftwerk à Daft Punk présentée en 2019 à la philharmonie de Paris dont vous étiez le commissaire ?

Jean-Yves Leloup : L’objectif de cette exposition était de montrer les intersections de la musique électronique avec certaines formes d’art et d’expressions visuelles. L’idée était de faire une exposition sur une expression sonore dite populaire, non pas sous une forme historique, mais de créer un parcours, une expérience esthétique comme l’était la fête, ou la rave party, à l’origine.

U.R.R : La première partie de cette exposition, Man & Woman Machine présentait un ensemble d’instruments électroniques complexes, pouvez-vous nous éclairer sur le choix d’exposer ces machines à un public non-expert ?

J-Y.L : L’un des angles importants de cette exposition était celui des imaginaires. Cet imaginaire de la technologie, de la science-fiction et de la relation de l’homme à la machine a rassemblé les premiers artistes de la culture électronique. 

Le titre de cette partie de l’exposition était tirée de l’album Man Machine (1978) de Kraftwerk. Le concept de Man Machine est une fusion harmonieuse de l’humain et de la machine, qui, dans l’esprit de Ralf Hütter, fondateur du groupe, peut autant être le vélo que la “machine humaine”.

Les instruments ont étés choisis pour leur design et leurs innovations. Par exemple, nous avions un synthétiseur très rare, le Triadex, sans importance spéciale dans l’histoire de la musique mais qui par sa forme traduisait une quête d’esthétique, de beauté et de rigueur. Un autre instrument que nous avons sélectionné : la Croix Sonore, symbolise l’idée d’une foi, d’une spiritualité en l’innovation et en un futur plein de promesse. La question du futurisme et du design était très présente, notamment par la traduction technique d’imaginaires esthétiques et philosophiques.

Nicolaj Obuhov, Jean-François Dusailly, Michel Billaudot, Croix Sonore, France, 1926 (prototype), 1934 (version améliorée)

Nous n’étions pas là pour faire le tri entre les instruments les plus importants mais pour témoigner des imaginaires qui peuvent se dégager au travers de machines et d’instruments. À partir de là n’importe quel public peut se reconnaître dans ces invariants esthétiques que l’on connaît depuis le début du cinéma de science-fiction, ce sont des instruments qui peuvent parler à un vaste public. 

U.R.R : Quelle est l’origine de la différenciation entre instrument et machine ? Quelles relations les artistes électroniques entretiennent-ils avec eux ?

J.Y.L : La différence majeure entre l’instrument et la machine se joue au regard de l’autonomie. Un instrument dit classique sollicite constamment son utilisateur, la machine au contraire fonctionne sur des automatisations.

Cette autonomie fait naître une sorte d’émerveillement, ceux qui pratiquent par exemple les synthétiseurs modulaires parlent beaucoup de cette forme d’émerveillement qu’ils ont  face à des sons produits par une machine qui est difficile à pleinement contrôler. Le musicien est alors comme une sorte de canalisateur de ces flux d'énergies entre les différents modules : l’idée de machine traduit cette forme de vie interne canalisable par un musicien.

Edward Fredkin, Marvin Minsky, Triadex Muse Patent US3610801A, États-Unis, 1972

U.R.R : Ces machines techniques deviennent-elles alors des sortes de fétiches pour les musiciens ?

J.Y.L : Pour certains oui, et notamment par l’abondance de représentations de ces machines au sein des imaginaires de la musique électronique. On retrouve également des collectionneurs de machines, ou encore des fétichistes de certains sons analogiques issus des synthétiseurs produits avant la fin des années 1980. Ces personnes ont une approche du son qui traduit une fascination plutôt que celui d’un désir réel de composition.  Ce rapport fétichiste du collectionneur à son instrument pourrait sûrement trouver une explication grâce à la psychanalyse…

Si l’on reprend l’exemple de Kraftwerk, la technologie était un élément très important dans leur musique. On trouve des chansons sur le téléphone, la calculatrice, les premiers réseaux informatiques, le train, l’autoroute… Ils sont très attachés à une forme de poésie du quotidien technologique, à des innovations rapidement acceptées par leurs utilisateurs. Ce n’est pas pour autant une célébration du futur et de la technique mais plutôt un témoignage au présent de notre rapport à la machine.

Kraftwerk, Trans Europe Express, Kling Klang Label, Allemagne, 1977

U.R.R : Et qu’en est-il de l’emploi de sonorités métalliques, industrielles et mécaniques ?

J.Y.L : Ces sonorités proviennent d’un intérêt des artistes pour la machinerie, la beauté de l’industrie mécanique, de la machine-outil, elle même figurée et célébrée dès les avant-garde des années 1930. Certains films visionnaires comme l’Homme à la caméra montrent très bien cette fascination pour la pureté des formes et la puissance de la machine. La technologie intéresse les artistes au travers de la révolution industrielle du début du XXè siècle avec au premier plan la musique bruitiste et industrielle présentée dans le manifeste L’Art des bruits de Luigi Russolo.

Dziga Vertov, LHomme à la caméra, Studio Dovjenko VUFKU Productions, Union Soviétique, 1929
Dziga Vertov, L'Homme à la caméra, Studio Dovjenko VUFKU Productions, Union Soviétique, 1929

L’arrivée des premiers synthétiseurs à la fin des années 1960, comme les Moog, permettent de générer des  sonorités proches de l’imaginaire de la machine-outil comme des bruits blancs, des fréquences et des connexions entre modules qui produisent des textures industrielles et timbrales. Ces sons peuvent être séquencés, répétés en boucle, ajoutant par là même une inspiration mécanique à la structure rythmique des morceaux.

C’est aussi un imaginaire qui dépasse celui du son pour aller vers celui de l’espace notamment avec la culture de la rave et de la “warehouse” (entrepôt) où les fêtes prennent lieu dans des hangars abandonnés, que la ville de Berlin incarne par ailleurs bien au travers du Berghain ou du Kraftwerk qui abrite le Tresor. Cet imaginaire berlinois de conquête de lieux industriels désaffectés juxtaposé à la Techno Industrielle, conjugue espace et sons en une même dynamique esthétique.

U.R.R : Vous évoquez dans votre ouvrage Digital Magma un lien étroit entre la rave party et l’utopie, pouvez-vous nous expliquer ses fondements et son rapport à la technique ?

J.Y.L : C’est entre 1987 et 1995 que l’utopie rave se formalise. C’est la communion d’une génération autour d’une musique qui incarne un futur possible. La cyberculture et la chute des dictatures formulent alors une conjoncture relativement optimiste. Parallèlement, la consommation du MDMA génère une prise de conscience euphorique liée à l’émergence de la scène techno. C’est une utopie de sensations partagées, le temps d’une nuit, qui s’amalgame avec une réflexion politique sur la liberté, la tolérance, la gratuité notamment à travers l’émergence des TAZ : Zone Autonome Temporaires. De nos jours, cette utopie  s’incarne aussi à travers le concept de “safe space” et des questions de genre qui traversent l’ensemble de notre société, ainsi qu’au travers d’une recherche d’équité entre les sexes et d’une nouvelle libération de la sexualité.

Ces dernières années cette utopie s’incarne aussi de manière plus pratique, la fête devient une forme d’expression, une synthèse idéale, avec par exemple l'émergence de collectifs, d’associations, de communautés et de tiers-lieux.

Quand j’étais raveur et clubber, la question de la technologie faisait partie de l’imaginaire commun : nouvelle musique, nouvelles machines, nouvelles drogues, émergence de la cyberculture underground. Ceux qui vivent la fête aujourd'hui au-delà d’un simple plaisir du samedi soir sont des gens qui ont un rapport plus ambivalent avec la technologie, ayant conscience de ses défauts et de ses dérives.

High Times Magazine, Electronic Drugs, n°154, New-York, Juin 1988

U.R.R : L’occupation de l’espace et de la scène lors de tels évènements voit l’apparition de plus en plus de vidéo projections synchronisées à la musique, pouvez-vous nous parler de ce phénomène et de ses possibles perspectives ?

J.Y.L : Au croisement des années 1990 et 2000, on a vu apparaître une nouvelle forme de lives, dénommés parfois live A/V ou lives audiovisuels, notamment chez des artistes comme Carsten Nicolaï, Ryoji Ikeda, ou plus tard chez Ryoichi Kurokawa, des artistes issus de l’art contemporain comme de la musique électronique, donc plutôt issus des avant-gardes. Ces performances ont bien sûr été dynamisées par l’apparition de puissants ordinateur portables, à la même époque.

Depuis, leur pratique et leur dynamique se sont dispersées dans le champs de la dance-music, notamment à travers les scénographies de 1024 Architecture, UVA (United Visual Artists)  ou Antivj. Jusqu’à ce que s’impose une esthétique abstraite et géométrique. Même si l’abstraction visuelle produit de très belles choses, c’est un langage qui s’épuise à l’évidence depuis quelques années. Il y a d’autres formes à imaginer. Je pense que dans une optique de renouvellement du live audiovisuel, il faut travailler sur de nouvelles scénographies, le rapport au corps, au comédien, au danseur et à l’auditoire.

UVA (United Visual Artists), Benjamin Millepied, Alessandro Sartori, Dansers Opera Ballet Vlaanderen, Bach Studies, Anvers, Belgique, 2019

Nous avons récemment travaillé avec le designer Laurent Massaloux sur un projet dénommé L’Écouteur, un dispositif  proche du salon de musique, conçu pour une vingtaine de personnes et destiné à des lieux d’arts, avec un travail particulier sur le confort physique et d’écoute permettant une découverte de pièces sonores expérimentales ou “difficiles”. La position des corps des auditeurs créé une forme de sculpture sociale intéressante. Les questions du confort d’écoute et du confort du corps de l’auditeur sont pour moi primordiales. Ce sont certaines de mes grandes pistes de réflexion aujourd’hui. Comme je le dis souvent : il faut inventer de nouveaux moyens d’écouter de la musique, ensemble. 

Jean-Yves Leloup & Laurent Massaloux, L'Écouteur, Commande du CNAP, France, 2014
Images incoming
Images incoming